Femmes et guerres

Au cours de l’année 2009, l’Université Hoa Sen, l’Institut d’Asie Orientale et l’Association des cinéas­tes viet­na­miens se sont pro­po­sés d’orga­ni­ser un col­lo­que autour de la thé­ma­ti­que « Femmes et guer­res » à Ho Chi Minh-Ville. Après un temps de ges­ta­tion néces­saire pour donner à cette mani­fes­ta­tion scien­ti­fi­que inter­na­tio­nale toute son ampleur, ce col­lo­que se dérou­lera au mois d’octo­bre 2011 au sein de l’Université Hoa Sen à Ho Chi Minh-Ville.

L’apport des études transnationales sur le genre

En France, l’impor­tance de cette thé­ma­ti­que n’est plus à démon­trer au point de vue his­to­rio­gra­phi­que. Les tra­vaux des cher­cheur/ses Claude Quétel (CNRS), Arlette Farge (CNRS), Fabrice Virgili (CNRS) et plus géné­ra­le­ment ceux de Françoise Thébaud (Université d’Avignon) ont contri­bué à mesu­rer la ques­tion des femmes au sein des guer­res et/ou au contact de la vio­lence. Tout aussi pré­cieux, les témoi­gna­ges récents d’écrivains tels que ceux de la bié­lo­russe Svetlana Aliexievitch ont également apporté un nou­veau regard sur la guerre vécue par les femmes. En France, plus par­ti­cu­liè­re­ment, les études sur les femmes dans le cadre des guer­res de déco­lo­ni­sa­tion (Anne Hugon, Djamila Amrane, Zineb Ali ben Ali) se sont mul­ti­pliées ces der­niè­res années.

Au niveau inter­na­tio­nal, les études sur les femmes et la guerre se sont également consi­dé­ra­ble­ment déve­lop­pées cette der­nière décen­nie. D’une façon géné­rale, on peut dire que chaque guerre impor­tante au XXe siècle a donné nais­sance à des études fouillées et une lit­té­ra­ture rela­ti­ve­ment nom­breuse sur le sujet. Des exem­ples peu­vent être trou­vés dans les cas des deux guer­res mon­dia­les, de la guerre d’Algérie, de la guerre d’Espagne, de la guerre de Corée ou de la guerre sino-japo­naise (notam­ment sur les femmes dites de « réconfort »), du conflit israélo-pales­ti­nien. Plus récem­ment, des études ont porté sur les vio­len­ces faites aux femmes dans le conflit en ex-Yougoslavie, sur le destin des femmes pen­dant la guerre d’Irak ou sur les mas­sa­cres de femmes lors du géno­cide rwan­dais.

La mul­ti­pli­cité des sujets est également impor­tante à sou­li­gner, ne serait-ce que parce que la guerre revêt de nom­breux aspects qui cou­vrent l’ensem­ble des scien­ces his­to­ri­ques (his­toire poli­ti­que, sociale, économique). Parmi les thèmes abor­dés, on peut citer à titre d’exem­ple : l’enga­ge­ment des femmes et notam­ment des femmes mili­tai­res dans la guerre, le rôle des femmes dans les ser­vi­ces de l’arrière et dans la méde­cine d’urgence, les femmes dans la résis­tance, les vio­len­ces sexuel­les comme arme de guerre, les rela­tions amou­reu­ses en temps de guerre, le combat des femmes contre la guerre, la ques­tion de la libé­ra­tion de la femme par la guerre, la folie comme consé­quence de la guerre, le destin des femmes après la guerre…

La polé­mo­lo­gie – dans sa voca­tion à étudier les conflits et la vio­lence dans leurs rap­ports avec la vie des hommes – démon­tre que la ques­tion des femmes est une dimen­sion essen­tielle des conflits. Le cas du Viêt-Nam cons­ti­tue un exem­ple par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant à étudier. D’une part, parce que les femmes y jouent un rôle impor­tant – cultu­rel mais aussi poli­ti­que et économique, et sou­vent encore méconnu dans l’his­toire contem­po­raine de ce pays – mais sur­tout parce qu’elles furent lar­ge­ment mobi­li­sées par la guerre au cours des dif­fé­ren­tes déchi­ru­res que ce pays a tra­versé au cours du XXe siècle. Le seul cas des Jeunesses de choc ou « Jeunes volon­tai­res » (Thanh Niên Xung Phong), enrô­lés pour la logis­ti­que de guerre et com­po­sés par­fois de + de 70 % de recrues fémi­ni­nes inter­pelle natu­rel­le­ment l’his­to­rien.

Femmes vietnamiennes et guerre : l’émergence d’une nouvelle réflexion

Il y a déjà une dizaine d’années, deux études impor­tan­tes se sont inté­res­sées à la ques­tion des femmes pen­dant la guerre du Viêt-Nam entre 1965 et 1975. La pre­mière étude parue en 1998 inti­tu­lée « Même les femmes doi­vent com­bat­tre » (Even the women must fight) témoi­gnait de l’enga­ge­ment des femmes du Nord dans la guerre de réu­ni­fi­ca­tion oppo­sant la RDVN – République Démocratique du Viêt-Nam de Hô Chi Minh – et le Sud alors incarné par la République du Viêt-Nam. Menée à partir d’une enquête de ter­rain effec­tuée en 1996, l’étude offrait un riche tableau d’expé­rien­ces et de tra­jec­toi­res de femmes au ser­vice de la guerre notam­ment sur la piste Hô Chi Minh. L’année sui­vante, une seconde étude inti­tu­lée « Les femmes viet­na­mien­nes en guerre » (Vietnamese women at war), se foca­li­sait sur l’apport des « guer­riè­res aux che­veux longs » à la vic­toire com­mu­niste de 1975. Selon son auteure Sandra Taylor, il s’agis­sait d’un tra­vail pro­vi­soire met­tant l’accent sur l’héroïsme fémi­nin. Les deux ouvra­ges, conçus quel­ques années seu­le­ment après la fin de l’embargo amé­ri­cain, peu­vent se lire comme une contri­bu­tion de deux cher­cheu­ses amé­ri­cai­nes à la com­pré­hen­sion de l’enga­ge­ment amé­ri­cain au Viêt-Nam. De ce fait, la coré­dac­trice viet­na­mienne de l’ouvrage de Karen Gottschang Turner, Phan Thanh Hao, se déta­chant de cette pers­pec­tive, pen­sait que l’atten­tion devait également être portée sur les for­mi­da­bles sacri­fi­ces et sur le prix que les femmes viet­na­mien­nes durent payer pour la guerre. Elle sou­le­vait de fait la ques­tion de la place des femmes dans l’his­toire de la guerre et dans la société actuelle.

Depuis dix ans, peu d’ouvra­ges de recher­che sont reve­nus sur cette thé­ma­ti­que alors que la ques­tion des femmes et de la guerre au Viêt-Nam est loin d’être expur­gée. Partant d’un état des lieux his­to­rio­gra­phi­que et du cons­tat qu’il res­tait encore beau­coup à faire dans ce domaine, les ins­ti­tu­tions pré­ci­tées en sont arri­vées à penser la néces­sité d’orga­ni­ser une mani­fes­ta­tion scien­ti­fi­que au Viêt-Nam même, à HCM-Ville. Pourquoi le Viêt-Nam et pour­quoi HCM-Ville ?

Du côté viet­na­mien cette recher­che s’impose. Elle fait suite à un cer­tain nombre d’efforts pour valo­ri­ser et ou évoquer le rôle des femmes dans les guer­res. Mobilisé par une dimen­sion mémo­rielle, ce fut la mise en place du Musée des Femmes du Sud en 1985 puis de celui des Femmes du Viêt-Nam à Hanoi en 1995. Le « Musée des traces et des témoins de la guerre » (Bảo tàng Chứng tích chiến tranh) témoi­gne de la nou­velle dimen­sion sociale qui semble pré­va­loir désor­mais comme le sug­gère l’his­toire de son appel­la­tion depuis 1975. Intitulé à la fin de la guerre « Maison d’expo­si­tion des crimes amé­ri­cains et fan­to­ches » (Nhà trưng bày tội ác Mỹ-Ngụy), il prend en 1990 le nom de « Maison d’expo­si­tion des crimes de la guerre d’inva­sion » (Nhà trưng bày tội ác chiến tranh xâm lược) avant d’adop­ter son appel­la­tion actuelle en 1995. Sur le plan mémo­riel et ins­ti­tu­tion­nel, la reconnais­sance des Mères héroï­ques et de l’asso­cia­tion des Jeunesses de choc (décem­bre 2004), bien que tar­difs, démon­trent que le sujet des Femmes et de la guerre s’ins­crit dura­ble­ment dans le pay­sage social et mental des Vietnamiens tant au niveau des orga­nis­mes d’Etat qu’au niveau asso­cia­tif ou des entre­pri­ses indi­vi­duel­les. Depuis le Đổi Mới plus par­ti­cu­liè­re­ment, mais aussi bien avant, les cinéas­tes et les écrivains ont, de leur côté, apporté une contri­bu­tion impor­tante à l’expres­sion de la guerre sous toutes ses formes. La ques­tion des femmes au contact de la guerre appa­raît au cœur ou au détour de nom­breux films.

L’orga­ni­sa­tion de cette mani­fes­ta­tion scien­ti­fi­que à HCM-Ville au sein de l’uni­ver­sité Hoa Sen répond également à un objec­tif péda­go­gi­que et tech­ni­que. La maî­trise de l’his­toire du pays, la cons­cience de l’avan­ce­ment de la société sur le plan des valeurs humai­nes et de la morale, est plus que jamais néces­saire dans un Viêt-Nam bouillon­nant entré de plein fouet dans la mon­dia­li­sa­tion mais aussi en quête d’iden­tité. Maîtriser les outils scien­ti­fi­ques actuels pour se mettre à niveau de la recher­che inter­na­tio­nale est, dans ce contexte, à la fois un enjeu et une prio­rité.

François Guillemot (IR, CNRS, IAO, ENS de Lyon)